Ah ! la belle pleine Lune,
Grosse comme une fortune !
La retraite sonne au loin,
Un passant, monsieur l’adjoint ;
Un clavecin joue en face,
Un chat traverse la place :
La province qui s’endort !
Plaquant un dernier accord,
Le piano clôt sa fenêtre.
Quelle heure peut-il bien être ?
Calme Lune, quel exil !
Faut-il dire : ainsi soit-il ?
Lune, ô dilettante Lune,
À tous les climats commune,
Tu vis hier le Missouri,
Et les remparts de Paris,
Les fiords bleus de la Norvège,
Les pôles, les mers, que sais-je ?
Lune heureuse ! ainsi tu vois,
À cette heure, le convoi
De son voyage de noce !
Ils sont partis pour l’Écosse.
Quel panneau, si, cet hiver,
Elle eût pris au mot mes vers !
Lune, vagabonde Lune,
Faisons cause et mœurs communes ?
Ô riches nuits ! je me meurs,
La province dans le cœur !
Et la lune a, bonne vieille,
Du coton dans les oreilles.
Laforgue, Jules, « Complainte de la lune en province », Les complaintes, Paris, Colin, 1959, [1885].